Maintenant que la saison des fictions est terminée, puisque le mois saint est, par excellence, la seule occasion où certaines chaînes de télé produisent quelques feuilletons et séries, on peut, d’ores et déjà, tirer certains enseignements.
D’emblée, quelques questions s’imposent : ces fictions obéissent-elles aux bases de l’écriture scénaristique entre clarté de l’intrigue, cohérence du déroulé de l’action, construction des personnages, vraisemblance des situations. Sont-elles empreintes d’originalité ? Sont-elles réalisées selon un point de vue et selon une vision personnelle ? Voyons voir.
Focalisons-nous sur les deux feuilletons ramadanesques « Jebal Lahmar » de Rabii Takkali diffusé sur la chaîne nationale et « Fallujah » de Saoussen Jomni programmé sur El Hiwar Etounsi.
Dans « Jebal Lahmar», on constate, dès les premiers épisodes, que l’intrigue est longue et complexe, que les personnages, dont certains peu construits, sont pléthoriques, ce qui affecte la compréhension, même si des protagonistes ont affirmé que «certains passages ont été censurés». D’autres ont justifié cette incompréhension par le recours au flash-back, or, il s’agit d’un vieux procédé technique qui, bien employé, n’altère en rien la clarté du propos.
Le feuilleton part, en fait, d’une bonne intention : gommer l’image négative portée sur ce quartier populaire considéré comme sensible, mais au fil de la fable et de l’action tout est resté au niveau de l’intention, car la représentation du quartier telle que véhiculée par la fiction s’avère plutôt négative : violence, rixes, rapt, bagarres, trafic de drogue, crimes, sont le lot des personnages du quartier, Lima, Nadim, Bouaziz, Zleikha, Samra et bien d’autres. Sur cette chronique d’un microcosme social, frappée par la violence, la misère, le chômage, l’addiction à l’alcool et à la drogue se greffe une histoire d’amitié trahie entre Faouzi et Abdelmalek qui a quitté le quartier après s’être enrichi par des moyens peu catholiques.
Ainsi, malgré tout ce foisonnement de personnages, de décors et d’événements, la fiction n’a pas généré une âme spécifique au quartier, ce qui aurait pu être concrétisé à travers des personnages plus authentiques utilisant un dialecte qui leur est propre, à travers des us et coutumes et des rituels qui leur sont particuliers. L’absence d’unité de dialecte, les acteurs utilisant chacun son propre accent, a affecté la crédibilité de l’ensemble du feuilleton.
Certaines invraisemblances n’ont pas contribué à la rendre plus crédible, car on ne s’explique pas que Abdelmalek, un riche homme d’affaires, cède toutes ses sociétés en déclin à Faouzi, son ami de jeunesse qu’il emploie comme jardinier, avec pour mission de les remettre sur pied. (Pour nous faire gober cette invraisemblance on nous montre Faouzi en train de lire un livre de droit dans le métro). «Mieux», obligé de voyager, Faouzi fait venir sa sœur Fatma de son village natal où elle s’est réfugiée depuis des années, pour le remplacer à la tête du holding. Et par un jeu de signature, elle recède à Abdelmalek toutes ses sociétés. Et la logique et le droit dans tout ça ? Heureusement que le ridicule ne tue pas.
Tout est excès dans cette fiction, même le jeu, à l’instar notamment de Nasreddine Sehili, qui, dans le rôle de Lima, a versé, souvent, dans le surjeu afin d’incarner ce laissé pour compte tombé dans la délinquance et la violence après avoir été abandonné, on ne sait trop pourquoi, lui et son petit frère, Nadim, par leur mère. Autre lacune : l’absence d’unité dans le jeu puisque certains acteurs sont dans la démesure tandis que d’autres sont complètement effacés telle Nejla Ben Abdallah dans le rôle de la femme de Abdelmalek, d’autres, encore heureux, sont plus sobres à l’instar de Fathi Heddaoui, Aziz Bey (Nadim), Moez Ghdiri (Bouaziz), Khaled Houissa (le juge), et Nadia Boucetta mais qui use, parfois, de tics dans l’interprétation d’un personnage n’ayant rien de réaliste : l’inspectrice Ines, qui rappelle et cite le personnage de Lisbonne dans la célèbre série espagnole «La Casa de Papel » interprété par Itzia Ituno.
Les personnages des frères ennemis Abdelmalek et Faouzi (Fathi Haddaoui) ont été déjà consommés dans plusieurs films et séries dont le chef-d’œuvre de Sergio Leone, «Il était une fois en Amérique», dont beaucoup se sont inspirés. D’ailleurs, le choix de Mohamed Sayari pour jouer le rôle de Abdelmalek n’est pas fortuit tant son physique et son look rappellent celui de l’acteur américain James Woods ayant incarné, face à De Niro, le rôle de Max. Certes, il n’est pas interdit de revisiter une idée ou un sujet, car ce qui importe c’est la manière, mais faudrait-il que le traitement soit original et personnel.
Ce sont-là quelques éléments d’appréciation, puisque les quatre derniers épisodes de cette fiction n’ont pas été diffusés, sans aucune explication ni excuse aussi bien du côté de la télé nationale que de la partie productrice, actuellement en litige. N’est-ce pas là, diriez-vous, un manque de respect aux téléspectateurs et une dilapidation des deniers publics ? Indubitablement oui.
«Fallujah», sortir du mimétisme
L’idée de Fallujah, on le sait, est empruntée à plusieurs séries américaines «Elite», «Dangerous minds» et «Euphoria» dans le sens où l’action se déroule dans un lycée et traite d’un sujet, jusqu’ici tabou, la drogue en milieu scolaire. Mais l’écriture scénaristique n’a rien à voir avec ces séries, car elle s’avère linéaire et sans surprise, tout passe par les dialogues dans une sorte de mise en images des plus ordinaires. Outre que les caractéristiques des personnages n’obéissent pas toujours à la logique. Ainsi, pour exemples, on ne comprend pas pourquoi Hédi (Nassim Bourguiba) est un dealer alors qu’il appartient à une classe aisée, on ne comprend pas non plus pourquoi Nouh (Farès Abdeldayem), le personnage central, devient un dangereux psychopathe dans le dernier épisode alors qu’il n’y a aucun signe annonciateur auparavant. Sans compter que certains personnages sont à peine ébauchés, le père et la mère de Rahma (Rim Riahi) qui s’est abîmée dans un long fleuve de larmes amères, tandis que le personnage du salafiste (Nidhal Saâdi) est carrément manichéen tant il est représenté tel un ange, sur terre, sans aucun trait de caractère apportant quelques nuances.
D’autre part, certaines invraisemblances sont criardes (scène de l’accident, quand Hedi, contre toute logique, s’empare de la carte d’identité de la femme qu’il a percutée, or, c’est juste pour bricoler la scène téléphonée où la propre fille de la femme accidentée, et désormais petite amie de Hedi, découvre qu’il est l’auteur de l’accident). Autre erreur d’ordre juridique, cette fois-ci : le commissaire et les parents de Rahma croyant que c’est Ibrahim, le salafiste, qui a abusé de leur fille mineure, l’obligent à l’épouser s’il veut éviter la prison, or, la loi a été abrogée en 2017, car même s’il l’épouse il n’échappera pas à la détention. Plusieurs voix se sont élevées clamant « que cette erreur juridique n’est pas grave, car il s’agit d’une fiction», or, on ne peut sensibiliser le public à tous ces problèmes si l’on base les faits sur une loi dépassée, car là on trompe les téléspectateurs, d’autant que les protagonistes du feuilleton ont bien attesté, un peu partout, que «l’objectif est de conscientiser les jeunes et de les sensibiliser à tous ces écueils», donc, un minimum de précision et de réalisme s’impose sinon il ne s’agirait plus d’un drame social aux accents réalistes mais de science-fiction.
Excès d’invraisemblances, mais aussi excès dans le jeu : Mohamed Ali Ben Jemaâ dans le rôle du commissaire verse dans un jeu excessif sans trop de nuances, Naima El Jani, exagérément rigide, et Nidhal Saâdi, excessivement monotone et toujours sur le même ton, n’ont pas varié leur palette de jeu. Outre l’excès de larmes de Rim Riahi. Quant à l’interprétation des jeunes acteurs, d’aucuns ont vite crié au génie, or, il s’agit d’un jeu spontané dû à la fraîcheur de la jeunesse, mais pour le talent, s’il y en a, on doit le sculpter par l’apprentissage et la formation. Car pour devenir un bon comédien, voire comédien tout court, le chemin est bien long.
Côté forme, plusieurs imageries sont piochées dans des séries de Netflix et d’ailleurs, mais sans en atteindre la hauteur, même les looks, les costumes des personnages sont imités tel celui de Nouh, le bad boy, calqué sur celui du héros de «Euphoria», Fezco interprété par Angus Cloud.
Ainsi, l’influence qu’exercent les séries étrangères sur les esprits des faiseurs sous nos cieux est énorme. On y pompe, ici et là, des sujets, des idées, les looks, les costumes et même des plans entiers. A quand des productions, au propos profond, générant une vision personnelle ancrée dans notre environnement social et culturel ?
«Fallujah», on le sait, a bénéficié du buzz et de la polémique générés après la diffusion du premier épisode, ce qui est devenu une tradition et la marque de fabrique d’El Hiwar Ettounsi comme ce fut le cas pour «Baraa», «Ouled Moufida», «Mektoub», etc. Ajoutons à cela le tapage médiatique ambiant, ladite audience réalisée par la fiction ainsi que l’autosatisfaction des principaux protagonistes qui empêche toute autocritique permettant d’avancer, de sortir du mimétisme pour concocter une fiction personnelle. On verra bien, maintenant, que «Fallujah » va devenir une série, puisqu’on parle, déjà, d’une saison 2.
Enfin, pour «Jebal Lahmar», une question s’impose : n’y a-t-il pas de solution permettant la diffusion des derniers épisodes ou faudrait-il que chacun compte sur son imaginaire pour inventer la fin du feuilleton ? En tout cas, le public intéressé et qui d’autant plus paye sa redevance télé a le droit de demander des explications aux deux parties et de revendiquer la diffusion des épisodes manquants. Mais peut-on continuer à faire chaque année, pour un problème ou un autre, polémique sur polémique ? N’est-il pas venu le temps pour la télé publique de jeter les jalons d’une politique nouvelle de production de fiction ? Car il est atypique que le service public ne produise pas de fictions, comme ailleurs de par le monde, en se contentant de jouer le rôle de diffuseur, ce qui n’est pas sans causer toutes sortes de problèmes avec les parties productrices privées et «Jebal Lahmar» en est la parfaite illustration.
La production de fictions télévisuelles, faute de financements publics et privés, fait défaut chez nous en comparaison avec certains pays arabes tels l’Egypte, le Liban, la Syrie et autres étrangers dont les séries ont atteint une grande qualité en raison de la compétence des scénaristes, la quantité de la production et de l’accumulation d’expérience. Or, pour ce Ramadan seulement, cinq fictions télévisuelles ont été produites, sous nos cieux, une régression de la quantité en comparaison avec les années précédentes. C’est pourquoi une stratégie nationale de production de fictions et de formation de scénaristes professionnels s’impose, d’autant que l’avenir des séries, avec la multiplication des plateformes et de la demande télévisuelle dans le monde, est des plus radieux et de plus prometteurs. C’est seulement grâce à la quantité qui favorise l’exercice et l’accumulation d’expériences qu’on pourra assurer la qualité, l’originalité et la créativité.
Faculte des lettres, des arts et des humanites de la manouba
27 avril 2023 à 18:24
Bravo Samira
Quelle belle analyse !
Quelle audace !
Quelle finesse !
Samira Dami
27 avril 2023 à 22:52
Merci pour l’intérêt et les appréciations.